Le livre de Pi

Publié le par rani tagore

T7

Le livre de Pi

Angéla envoya par internet le premier des messages à huit de ses amis; parmi eux se trouvait mon ami Léger Fernand qui m'en transmit immédiatement une copie.


Les huit, plus Angela, formaient un groupe de neuf compères. Ils étaient tous mathématiciens. Angela la plus ancienne et la plus calée les dirigeait. Un jour, ils se décidèrent à choisir un nom pour le groupe. Alors, comme les vaillants Bourbakistes leurs aînés, ils ramenèrent un bottin et l’ouvrirent au hasard. Le premier mot de la page de droite, qui devait être le pseudonyme du groupe, était Bruno Legras. Ils ne pouvaient pas s’appeler le groupe Legras quand même !

Ils refirent un second essai et tombèrent sur le nom de Fernando Jaime, importateur de tapis. Ils ne pouvaient pas s’appeler le groupe Jaime, eux des mathématiciens !

Puis, Henri Laporte qui était le gars le plus stupide que je connaisse, ce qui ne l’empêchait pas d’être un brillant algébriste, dit :
     Hé les gars! Bourbaki était un général pourquoi on ne prendrait pas pour pseudo un général.

Comme ils étaient tous en mal d’imagination dès qu’ils s’écartaient de leur matière, ils se mirent d’accord pour choisir le plus illustre des généraux : le général Lyautey.

C’est ainsi qu’est né le groupe de mathématique Lyautey. Soit dit en passant, mon fidèle et traître ami, Ferdinand Léger faisait dès le début parti de ce groupe. Et ce sont les remords additionnés d’un verre de limonade où j’avais mis une petite dose de penthotal, cette drogue qu’on utilise dans les tests de vérité, qui le décidèrent à passer aux aveux. Les larmes aux yeux il me fit sa confession.

Mon frère Tagore, dit-il ; il m’appelait son frère pour se faire pardonner, mon frère ce ne fut pas du tout joli au début.

J’ai appris donc que mes écrits que j’avais réunis en un petit livre relié avec un nom mythique : Le nombre Pi, ont été dérobés par mes propres collègues !

En vérité j’avais écrit des souvenirs en utilisant un codage numérique des plus simples. Pour dérouter un éventuel lecteur, j’avais fait précéder les chapitres d’une suite de formules aussi compliquées qu’inutiles, et j’ai fait précéder le tout d’un avant- propos affirmant que le but de mon travail était de mettre au point des algorithmes si puissants qu’on pouvait calculer toutes le décimales qu’on voulait sans le secours d’aucun ordinateur. L’astuce était, dis-je, de ne pas chercher Pi à partir d’une formule mais plutôt par les relations qu’entretiennent entre eux les chiffres ; comparant la suite des décimales à un langage à états finis, je citais Chomsky, Jakobson et les linguistes avec des développements faits à partir des automates censés donner Pi…

En faisant quelques remarques à partir des cent premiers nombres, j’inventais un principe d’eurythmie et qui était que Pi était un nombre rythmique aléatoire et qu’il ne pouvait admettre un voisinage trop grand de nombres égaux. Je montrais que Pi ne pourrait jamais se terminer par la séquence aaaaaaaaa…et que trois aaa voisins était un cas improbable et qu’on avait la règle suivante :

Si dans la suite des décimales de Pi deux nombres égaux voisinent alors le troisième est nécessairement différent.

J’inventais également une autre règle invérifiable. Dans la séquence extraite de neuf nombres, deux sont nécessairement égaux. Autrement dit, on ne peut pas avoir la séquence 123456789 dans cet ordre ou dans n’importe quel autre ordre. Cela, selon le principe qu’il y a du rythmique dans Pi et donc de la répétition. Une répétition non cyclique, autrement il serait rationnel.

Puis, en m’amusant j’inventais la loi des séquences de nombres non consécutifs qui est qu’on ne peut pas avoir de séquences de type 4567 ou 6789. Ce qui s’exprimait ainsi :

Si abcd est une suite extraite de telle façon que abc soient des nombres consécutifs alors d ne peut pas être égal à c+1.

Toutes ces assertions invérifiables et bien d’autres étaient regroupées en axiomes et théorèmes, et avaient pour but de construire ce que j’appelais la Théorie de Pi.

Dans cette salle des professeurs de la très sérieuse université de Genève, où trônaient les portraits de Pascal, de Bernouilli, Legendre, Gauss… et au milieu d’ouvrages dont certains étaient rares, je rêvassais en pensant aux bons moments de ma vie et je consignais en chiffres ce que je ne pouvais dire à personne, sous les regard admiratif des jeunes assistants et celui envieux des professeurs  chevronnés.

Toute cette gymnastique, avait pour but de protéger ma respectabilité et je laissais souvent traîner les papiers que j’avais noircis et que le secrétaire ou un jeune assistant venait me ramener avec déférence : Professeur vous avez laissé ceci sur la table de la salle des profs.

Mais jamais, au grand jamais, je n’aurais cru que ce travail allait susciter la convoitise de mes collègues. Je savais que les vols d’idées étaient fréquents dans le milieu universitaire et j’ai découvert au cours de mon encadrement des thèses que certains étudiants n’hésitaient pas à pirater un mathématicien de Tokyo ou de Bombay. Mais cette fois, les choses ont dépassé tout entendement.       

Cela a commencé un lundi matin. J’avais, au courant du mois dernier, donné mes notes à une secrétaire ; elle les a tapées et reliées ; et, sur la couverture, j’avais écrit:
              Le livre de Pi, essai d’une théorie par le professeur Rani Tagore.
    J’avais même fait précéder l’ouvrage d’une introduction du Japonais Tokada, celui qui a battu tous les records en matière de décimales de Pi. Cette introduction était bidon, c’était moi qui l’avais écrite ; j’y disais que le travail du professeur Tagore était une approche nouvelle et révolutionnaire dans le  domaine de l’aléatoire et c.

J’ai laissé traîner comme d’habitude le précieux ouvrage sur la table de la salle des profs et je suis allé à mon cours en espérant qu’un assistant zélé viendra vite me le ramener. Mais personne n’est venu. A mon retour, à la salle des profs, je remarque que le manuscrit était absent. C’est une heure plus tard que Martin Duchemin est venu me le ramener en disant : Où étais-tu Tagore ? Ca fait une heure que je te cherche pour te donner le manuscrit que tu as oublié.

Cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille car il savait très bien où j’étais, Martin!  De plus il n’a fait aucune remarque concernant le manuscrit dont le titre était pourtant accrocheur. Mais j’étais à mille lieux de me douter qu’il est parti dans la rue voisine faire une copie de mon manuscrit qu’il a soigneusement gardée dans son cartable.

Martin Duchemin est le type même du prof mesquin, à l’intelligence limitée. Il était petit de taille, avec un visage osseux qui disparaissait derrière de grosses lunettes et une énorme chevelure qu’il voulait semblable à celle d’Einstein. Martin souffrait de jalousie. Il n’avait pas trouvé de mieux à faire que d’aller dans les pays de l’Est épouser une superbe blonde dont le seul souci était de fuir son pays. Après un mois d’une douce lune de miel, il s’aperçut que sa femme était volage et qu’elle passait son temps à draguer. Il en devint très malheureux.

Martin pensa glaner ici et là quelques idées qui lui  permettraient de publier un article dans une revue scientifique de renom, ce qui redorerait son blason, mais mon étude ne lui servit à rien vu qu’elle était bâtie sur des prémisses fantaisistes. D’autre part la théorie des nombres n’était pas son fort car il s’était plutôt spécialisé dans la théorie des Ensembles flous. Alors il fit appel à ce traître d’ami qu’était Léger Fernand. Ce dernier fit appel à Karine Letellier qui fit appel à Raymond Charlier qui fit appel à …

Bientôt ils furent neuf et créèrent le groupe Lyautey dans le but de refonder la Théorie des nombres à partir de mes travaux et de ceux de mathématiciens oubliés ou inconnus.

Après trois mois d’errements, ils abandonnèrent le projet de me pirater. C’est alors qu’Angela Duchemin, découvrit le pot aux roses. Angela était spécialiste de cryptographie et souvent les services secrets faisaient appel à elle pour former les cryptographes du renseignement ou pour décoder un document qui sortait de l’ordinaire.

Angela trouva qu’il y avait trop de zéros dans les chaînes des nombres et elle s’est dit : Mais oui ce sont des frontières de mot ! C’est un texte linguistique. Le reste fut un jeu d’enfant pour elle…

J’ai eu une aventure avec Angela, il y a de cela plusieurs années. C’était une fille très quelconque, avec un corps osseux et un long nez qu’elle s’est faite rectifier sans résultat probant. Dans la Théoriede Pi, j’avais décrit Angela comme une fille assoiffé de sexe, mais malheureusement la nature ne lui a pas permis d’assouvir ses besoins ; quelque chose en elle faisait fuir tout le monde. Je couchais avec elle lorsque je n’avais rien sous la main. En éteignant les lumières je pouvais passer de bons moments avec elle. J’avais même accroché au mur de ma chambre des posters de Play Boy et je demandais à Angela de venir sur moi. En regardant ces femmes divines sur le mur, leurs beautés rayonnantes, je donnais à l’acte d’amour un certain sens. Angela poussait des râles de plaisir et m’insultait en jouissant: Espèce de salaud ! Espèce de salaud ! Ensuite elle éclatait de rire, d’un grand rire hystérique. C’était le signe qu’elle avait joui.

Tout cela se trouvait dans ce faux livre de mathématiques, et Angela en le lisant fut saisie d’une colère sans nom et décida de se venger !

D’abord elle finit par me voler l’original que je laissai traîner innocemment dans la salle des profs ; puis elle s’appropria la copie de Martin Duchemin !

Elle restait, seule maîtresse du manuscrit et pouvait le remanier comme elle le voulait. Elle envoya aux membres du groupe Lyautey un message disant que le Livre de Pi, n’était qu’une foutaise et qu’en vérité il s’agissait d’un ouvrage pornographique. D’ailleurs elle fournira aux membres du groupe, des textes de l’ouvrage au fur et à mesure du décryptage. Et le groupe Lyautey qui était à l’origine un groupe de chercheurs, devint vite un club mondain où on colportait tous les ragots possibles.

Lorsque j’ai eu vent de l’affaire, je me suis dirigé vers la secrétaire qui m’avait fait la frappe, mais elle avait effacé le document de son ordinateur. Moi-même je n’avais pas gardé de copie. De sorte que Le livre de Pi devint pour moi un ouvrage perdu.

Je décidé, en dernier recours de faire du charme à Angela ; il y a longtemps qu’elle n’a pas fréquenté un homme et elle n’était pas du genre à refuser un coup ! Je suis allé la voir dans son bureau ; elle était directrice du département de mathématiques, et j’ai dit : Angela mon amour, ça te dirait de passer une bonne soirée avec moi.

Elle me foudroya du regard et me dit : Quand je n’avais rien à me mettre sous la dent et que mon excitation était à son comble j’allais après hésitation, comme quelqu’un qui avait un devoir à accomplir, voir Angela. Le premier moment de répulsion passé, je m’abandonnais au plaisir, le plaisir dans sa pureté, dépouillé de toute sa composante esthétique. Pour me préparer un peu à la manière de ceux qui s’apprêtent è à faire un don de sperme, je lisais des revues de charmes et je laissais tomber l’une d’elle près du lit ; ouverte sur la photo que je préfère ; de temps à autre je me penchais vers la revue pour donner un sens à une copulation qui n’en avait pas.

Elle se mit à caresser une longue règle voluptueusement comme si elle avait envie d’un pénis de cette taille et ajouta : Chapitre neuf intitulé Le cycle secret de Pi.

Je restai bouche bé: elle avait appris par cœur tout le chapitre où je parlai d’elle. Et comme elle ne s’arrêtait pas de caresser la règle en la serrant d’une main qui montait et descendait voluptueusement, j’ai dit : Est-ce que tu te caresses lorsque tu es en manque ?

Et elle, saisie par un désir soudain : Tais-toi, je t’en prie !

Alors je me suis approché d’elle et lui ai caressé la joue en disant d’un ton mielleux: Tu es toujours désirable !

Elle s’est jetée sur moi en soupirant : Pas ici ; viens ce soir à la maison, à dix heures.

Le soir, j’ai fait avec elle l’amour sans agrémenter nos ébats de photos érotiques. Elle a joui en m’insultant puis elle a poussé ses rires hystériques. Je me suis dit que le temps était propice pour récupérer mon manuscrit.

J’ai dit en lui caressant le ventre encore frémissant : Chéri …

Elle ne me laissa pas terminer ma phrase : le manuscrit, je l’ai jeté à la poubelle!

Et le dossier informatique ?

Il est au bureau.

Au bureau ?

Ne t’inquiète pas dit-elle, le fichier est codé. Fais-moi encore l’amour et demain je te ferai une copie.

     Je lui ai fait plusieurs fois l’amour, et le lendemain elle me tendit une disquette en disant: Voila ton précieux livre!
     J'ai pris la disquette d'une main fébrile et je suis rentré directement chez moi...J'ai allumé l'ordinateur, mis la disquette, mais à ma grande surprise ils n'y avait de mon manuscrit que les formules et les hypothèses mathématique.
     J'ai téléphoné à : Mais il n'y a pas tout le manuscrit!
     Elle me répondit en éclatant de rire: Je t'ai laissé les choses sérieuses. Les élucubrations je les garde!
                                      Tous droits résevés à l'auteur 

 

Publié dans fiction

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